Le « coup de poignard » aux transporteurs
Le départ d'une partie du marché rochois pour une seule et même société de l'Ain passe mal auprès des professionnels locaux.
À la rentrée prochaine, c'est une société de l'Ain qui assurera le transport de près de la moitié des scolaires du Pays Rochois et alentours.
Le résultat des appels d'offre du conseil général fin mars. Un « coup de poignard » pour les transporteurs historiques.
Elles sont installées à La Roche-sur-Foron, Saint-Pierre-en-Faucigny, Reignier, Pers-Jussy. Jumbo, Alpbus, Desbiolles, Gal Transports viennent de subir un coup très rude avec la perte des marchés transports scolaires du Conseil général. Les contrats s'achèvent en juin. À la rentrée prochaine, c'est Bus Tours, basée à Chazey-Bons dans l'Ain, qui prend la suite. Pas moins de 12 lots concernant le Pays Rochois ont changé de main.
« C'est 30 circuits sur le pays rochois qu'ils ont récupéré. Le transport scolaire c'est 70 % de notre activité. Nous avons 25 véhicules, 16 conducteurs à temps plein. Selon nos calculs il va nous rester 4 ou 5 cars » soupire le représentant des salariés rochois chez Jumbo, Guillaume Rederstorff. Jumbo fêtera ses 40 ans l'année prochaine. « Ce sont la moitié des lots du pays rochois qui sont partis, on a perdu Saint-Jeoire aussi » ajoute-t-il. « Ce sont 16 cars en moins pour Desbiolles et 14 pour Jumbo » , confirmait la semaine dernière au Messager Annemasse son supérieur, Christian Fauchet. C'est plus de la moitié de l'activité de Desbiolles qui disparaît. Jumbo et Desbiolles appartiennent toutes deux depuis le 4 mars à RATP Développement, filiale à 100 % du groupe RATP. Gal lui, est un indépendant, le dernier. Là, plus encore peut-être, le coup est sévère. « On a perdu 7 ramassages soit 6 cars, dont deux sont des lignes que l'on a depuis 40 ans et que l'on a même créées » soupire Ginette Laveyrière chez Gal, où l'on travaille encore en famille.
« C'est 40-45 % du chiffre d'affaires du transport scolaire, qui représente 45 % de notre activité. Ils nous mettent à plat ! On est jetés à la poubelle comme des chaussettes sales. »
« Stupéfaits, secoués »
Chez RATP Développement qui a pris la suite de Veolia il y a moins de deux mois*, l'accueil du conseil général surprend. D'autant que c'est Veolia qui avait répondu aux appels d'offre en début d'année. « On est un peu stupéfaits et inquiets. On est secoués mais on a les reins solides », résume Christophe Vacheron, directeur régional Rhône-Alpes-Suisse. La perte correspond à 1 ME sur un chiffre d'affaires global de 8 ME, soit 15 %. « Mais ce qui me rassure, c'est que nous sommes un groupe puissant, nous avons des positions importantes en Haute-Savoie et en Suisse. » Des propos rassurants bien nécessaires car, dans les entreprises, la question de l'emploi et des licenciements inquiète. Même si une société reprenant une ligne à un concurrent se doit de reprendre le chauffeur installé dessus dans certaines conditions, des représentants de salariés doutent que leurs collègues acceptent nécessairement de partir chez un concurrent qui, selon eux, paie moins bien.
« Ça nous fout tout par terre »
Christophe Vacheron est aussi sur cette ligne. La société va dans la mesure du possible tenter de conserver ses chauffeurs, dans la ligne des « valeurs du groupe, de l'humain, du service et de la sécurité. Nous avons 10 à 15 postes disponibles pour 20 à 25 salariés potentiellement concernés. On va tout faire pour les garder. » Même si le transport scolaire ne représente pas toute l'activité de ces sociétés, « qu'est-ce qui va justifier qu'on garde ces cars dans la cour ? » s'interroge Maxime Chirat, directeur chez Desbiolles. Le périscolaire ou le tourisme ne suffirait pas à couvrir les frais nécessaires au maintien de la flotte. « Ils vont finir par le récupérer aussi, on risque de se faire piller. Ça nous fout tout par terre ! » Plusieurs acteurs craignent en effet que ce mauvais coup ne soit que le début, un coin enfoncé dans l'équilibre du marché dans la région.
En attendant, alors que des discussions avaient tout de même lieu entre le Conseil général et certains transporteurs avec une réponse envisagée au 15 mai, Christophe Vacheron coupe court. « Nous ne ferons pas de recours. Nous sommes là pour nous inscrire dans la durée. Des appels d'offre, il y en aura d'autres. » Gal, par contre, après avoir sollicité le Conseiller général Denis Duvernay pour renconter le président du Département, a décidé de faire un recours, lancé devant le tribunal administratif le week-end passé.
*RATP possédait plus de 25 % de Trasndev, qui a fusionné avec Veolia, RATP récupérant ses actifs, à savoir Desbiolles, Jumbo, Alpbus, et Touriscar. Par ailleurs, RATP développement est présent en Haute-Savoie depuis 5 ans au travers des TAC Annemasse, du transport à la demande en Arve et Salève, et la ligne D Valleiry-Genève Centre.
BUS TOURS : « NI HASARDEUX NI SURRÉALISTE »
Contactée, la société Bus Tours dirigée par Frédéric Flaujat a bien voulu répondre à quelques interrogations.
Bus Tours est implanté majoritairement à Belley. « Il s'agit d'une entreprise stable qui dégage des bénéfices.Notre société a une expérience reconnue de longue date en matière de transport scolaire, lequel représente 50 % de son activité. Nous avons d'autres contrats avec la Haute-Savoie, principalement sur le secteur de Seyssel-Rumilly » Quant à savoir comment la société a pu proposer des tarifs aussi attractifs, la direction rassure : « Les réponses n'ont pas été improvisées mais faites avec le plus grand professionnalisme possible. Nous nous sommes déplacés pour comprendre l'articulation des services, puis chaque lot a fait l'objet d'une réponse individualisée. Si nos offres ont été retenues c'est qu'elles étaient meilleures, mais soyez persuadés que nos propositions ne sont ni hasardeuses ni surréalistes. Elles ont été faites avec le plus de professionnalisme possible en toute indépendance »
Des tarifs inférieurs même aux simulations
Mais comment Bus Tours, société dirigée par un conseiller municipal d'Artemare, Frédéric Flaujat, a-t-elle pu récupérer tous ces marchés, s'interrogent les transporteurs ? En présentant des prix* « entre 13 et 19 % inférieurs à nos propositions, et même inférieurs aux simulations du Conseil général » résument divers professionnels. « Alors que nous proposions des prix à 1 E de moins par jour que l'année dernière » regrette-t-on chez Gal.
Les professionnels s'interrogent donc vivement : comment une société basée à 100 km de La Roche-sur-Foron va-t-elle pouvoir assurer un tel service ? À partir de quelle plateforme logistique ? Avec quels bus ? Comment va-t-elle arriver à recruter autant de chauffeurs « alors qu'en recruter trois c'est déjà difficile ? » Les réponses arrivent petit à petit.** Certains acteurs du milieu restent dubitatifs. « Comment peut attribuer un marché à une société sans savoir où ils vont être ? Le 5 septembre prochain c'est quand même une quarantaine de cars et 2000 scolaires qu'il faudra transporter » prévient Maxime Chirat chez Desbiolles.
François Rosset, en charge du transport scolaire à la Communauté de communes du Pays Rochois, évalue le chiffre à près de 1 500 élèves en Pays Rochois, et concède que ce nouveau prestataire soulève « une petite interrogation », si ce n'est une inquiétude. « Il faudra s'adapter, quand c'est reconduit c'est vrai que c'est plus simple à organiser mais la concurrence était devenue minime depuis quelques années, et les augmentations de tarif assez conséquentes. »
Un ancien local de l'étape impliqué dans le projet
Guy Chavanne, Conseiller général et président de la commission transports au Département, confirme qu'« ils ont répondu précisément au cahier des charges. Je comprends qu'il y ait une inquiétude de la part des collectivités chargées d'organiser les transports, mais on ne peut pas douter a priori de Bus Tours. Dans l'Ain, 30 % du marché est détenu par une régie départementale. Peut-être que cela participe à tirer les prix vers le bas. » Le fait est que depuis plusieurs années, le Conseil général se plaignait du manque de concurrence sur le marché et de prix à la hausse. Le voilà exaucé. « Une économie comme celle là ça ne se discute pas, même en tant que contribuable. Ils ont été extrêmement agressifs sur les tarifs pour éviter d'avoir des lots infructueux (NDLR : quand les offres sont trop proches) . C'est le business, mais ça nous fout tout par terre » évalue et reconnaît Maxime Chirat, lequel regrette que les professionnels locaux passent « pour des esclavagistes et des spéculateurs. Quand je regarde, pour monter à Chamonix en car, je suis moins cher qu'un taxi !
» Les repreneurs arriveront-ils à assurer un même niveau de qualité ? C'est ce que se demande, à mots couverts, Christophe Vacheron. « La seule variable d'ajustement pour les prix, c'est sur le personnel et l'encadrement. Nos valeurs demeureront la sécurité et le service. » Et Maxime Chirat de regretter aussi que les chauffeurs que les sociétés mettent des années à former, partent ensuite à la concurrence, entre autres sur Genève. Et peut-être dans l'Ain... Sans compter que, pour en rajouter à l'amertume des professionnels de la vallée, c'est en fait un local de l'étape qui s'est associé à Bus Tours. Un ancien de chez... Desbiolles notamment, chez qui il avait été formé et avait fait preuve de maintes qualités. Un jeune homme de 28 ans salué par Frédéric Flaujat.
"Il s'est fortement impliqué dans le travail de terrain et dans la ligne conductrice de ce projet. Il justifie déjà d'une grande expérience dans notre métier, et je tiens à souligner son courage d'avoir fait son "mini tour de France "des transporteurs pour développer son savoir-faire. Je pense que c'est avec joie qu'il revient au pays." Business is business... L'été sera en tout cas studieux pour Bus Tours afin d'être prêt pour la rentrée.
*Sur ces appels d'offre, le prix représente 40 % de la "note" finale, le cahier des charges technique 60 %/
** Voir les précisions de Raymond Mudry ci-contre à ce sujet
R. Mudry : « 352 000 E d'économie »
Ce sont 56 lots (chacun pouvant contenir plusieurs circuits de transport scolaire) qui ont été remis en appel d'offre sur le département.
Neuf sur l'arrondissement de Thonon, neuf sur celui de Saint-Jeoire et 32 sur l'arrondissement de Bonneville. Sur ces 32, 12 ont été remportés par Bus Tours, un total de 14 sur la Haute-Savoie. Soit 31 véhicules de grande capacité et quatre minibus.
Pour l'effectif du personnel, Bus Tour confirme son intention de recruter "l'ensemble de l'effectif sur place" au travers de la convention collective du 7 juillet 2009 où les prestataires sociaux ont conclu un accord sur la garantie d'emploi et de la continuité du contrat de travail du personnel en cas de changement de prestataire.
Certains lots ne sont pas encore définitivement attribués, des discussions sont encore en cours. « On essaie d'être très précis sur les critères techniques », souligne le 1er vice-président du Département délégué aux transports et déplacements Raymond Mudry. Il ajoute « s'ils assument le service, on sera sans complaisance. » Car le gain financier n'est pas anodin.
À l'arrivée, c'est une économie « de 352 000 E par an hors taxe. C'est l'argent du contribuable et le strict respect du code des marchés publics » justifie le maire de Marignier.
Dans les faits, Bus Tours est en cours d'achat de 26 véhicules, (« ils nous fourniront les bons de commande »), et de négociations pour un garage de 400 m² et un parking de 1 hectare pour leur dépôt à Cornier.
« Je peux les comprendre »
Des économies donc avant tout pour le Département. Mais Raymond Mudry ne se cache pas pour évoquer le sort des transporteurs locaux.
« C'est toujours un déchirement ces choses-là, des gens très compétents perdent des marchés, mais il faut regarder le différentiel financier... Ils nous disent qu'ils ont tenu un maximum les coûts en tenant compte de l'augmentation des carburants notamment. Le discours est recevable aussi. Faire un recours administratif, c'est une procédure logique quand on a une entreprise, ils défendent leur gagne-pain. On sait qu'ils nous ont dépannés au début, en allant dans de petits coins. Ils ont l'impression qu'on se débarrasse d'eux, je peux le comprendre. Ce sont des entreprises très sérieuses avec qui on n'a jamais eu de souci. »